Une âme d’argile

Imaginez votre future voiture. Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit ? Des capteurs de dernière génération, des écrans haute définition, des ceintures adaptatives, une recharge ultra‑rapide et un toit panoramique raffiné. Vous ne pensez probablement pas à l'argile. Un matériau aussi simple que l’argile, associé à un savoir-faire unique, demeure essentiel pour façonner les voitures de demain.

Depuis presque cent ans, l’argile façonne les voitures, mais son art demeure peu connu. C'est un art qui se pratique dans le plus grand secret. Ces créations d’argile, élégamment sculptées par Volvo Cars, ne se laissent que rarement admirer. Ces modèles servent surtout à perfectionner les idées des designers et à éclairer les décisions stratégiques.

L’atelier d’argile Volvo Cars se niche au cœur du vaste centre de design de Göteborg. Il fait partie du département de modélisation physique, une équipe d'une quarantaine de personnes, dont douze modeleurs. Ils y travaillent dans le plus haut niveau de confidentialité. Façonnées aujourd’hui, ces voitures en argile préfigurent les modèles de demain et ne seront dévoilées aux clients que dans plusieurs années. Elles restent donc à l’abri derrière des parois coulissantes.

« Nous concevons chaque élément de la voiture, du premier croquis au dernier détail. Chaque bouton, chaque aération, chaque accoudoir est pensé et façonné avec soin. Un travail artisanal qui mobilise des savoir-faire multiples », explique Jonas Almgren, responsable de la modélisation physique chez Volvo Cars, en nous guidant à travers les ateliers.

Il y a un atelier où les tapissiers conçoivent les sièges et les garnitures intérieures. Un atelier de décoration où l’on sélectionne les essences de bois les plus adaptées et où les copeaux sont métamorphosés en motifs inédits. Un atelier de peinture où l’on mélange les couleurs et pulvérise les maquettes en argile. On y trouve également un espace dédié à l’électronique pour l’éclairage, d’imposantes fraiseuses capables de façonner aussi bien des véhicules entiers que des détails infimes, un atelier de gravure laser, des imprimantes 3D, ainsi qu’une équipe d’ingénieurs concepteurs et de programmeurs. Chaque élément contribue à donner vie à une maquette en argile d’un réalisme saisissant.

« L’avantage des modèles physiques en argile réside dans leur rapidité et leur précision », explique Jonas Almgren. « En quelques heures seulement, nous voyons exactement comment la voiture évolue. Vous pouvez ajouter ou retirer de l’argile sur place. Ensuite, la voiture est sortie à l’extérieur pour être évaluée en conditions réelles, sous tous les angles.

Le processus commence par un croquis du designer, qui devient la base numérique permettant de définir les surfaces extérieures du véhicule. Dès cette première étape, l’atelier d’argile collabore étroitement avec le designer pour donner vie aux concepts, fabriquer les éléments et affiner le projet pas à pas. D’abord sous forme de plusieurs maquettes à petite échelle, avant de prendre vie dans une sculpture en argile grandeur nature. Le cœur est façonné en mousse de polystyrène, puis recouvert d’une couche d’argile de 20 à 30 millimètres d’épaisseur.

« Chaque année, nous réalisons près d’une cinquantaine de moulages majeurs et consommons entre 50 et 90 tonnes d’argile. Aujourd’hui, notre travail allie savoir-faire traditionnel et technologies modernes. Nous disposons de scanners de haute précision capables de reproduire fidèlement dans l’univers numérique chaque détail de nos créations en argile. L'argile est donc devenue un complément au numérique. Mais c’est l’argile qui donne son âme au design », explique Jonas.

On nous conduit dans un grand hall lumineux où trône au centre une maquette grandeur nature d'un Volvo EX90 au centre. La moitié de la voiture est recouverte d'argile brun-rougeâtre de la marque Marsclay. L'autre moitié est enveloppée de Di-Noc, un film qui imite à la perfection la peinture. À proximité se trouve une maquette en argile de l'intérieur de la voiture, d'un réalisme saisissant, jusqu'au plus petit bouton de réglage du volume.

L'atelier d'argile est divisé en deux sections : l'une pour les maquettes extérieures et l'autre pour les intérieures. Tom Joyce est modeleur principal en argile, responsable des extérieurs. Il a grandi à Coventry, en Angleterre, et a débuté comme modeleur sur bois chez Triumph en 1973. Dans les années 1990, il s'est tourné vers l'argile et, après plusieurs années chez BMW, Audi et Renault, il a rejoint Volvo Cars.

« J’apprécie la liberté créative que procure le travail manuel. Concevoir une voiture est un art tactile : après tant d’années, je sens du bout des doigts si une forme fonctionne. Le génie d’une maquette en argile, c’est qu’elle ne laisse rien dissimuler. Tout est révélé », dit Tom.

Les maquettes extérieures sont réalisées avec une argile plus souple, chauffée à 60-65 °C pour obtenir la consistance idéale. Vient ensuite l’étape d’application : étaler, limer, poncer à nouveau, polir, ajuster les angles, les surfaces, les lignes et les formes… Un processus méticuleux qui peut s’étendre sur deux années. Une fois la maquette en argile achevée, l’ensemble des données est transmis numériquement au bureau d’études. L’argile utilisée est recyclée ou donnée à des écoles.

« En cours de route, bien des choses peuvent évoluer : nouvelles réglementations, idées inédites, décisions imprévues. La hauteur du toit est probablement ce que nous ajustons le plus souvent. Mais tout peut changer, et parfois, il faut tout recommencer à zéro. C’est exigeant, mais incroyablement gratifiant lorsque tout s’imbrique à la perfection.

Tom ouvre une armoire débordante d’outils : grattoirs, écumoires, râpes et broyeurs, tous destinés à façonner ou retirer l’argile. Sans oublier les outils spéciaux qu’il a lui-même conçus à partir de cuillères, de couteaux à fromage ou de zesteurs, pour obtenir exactement le résultat souhaité.

« Les premières semaines avec un nouveau modèle sont les plus exaltantes, lorsque l’image reste libre et que seul le ressenti guide l’expérience. Libre à nous d’improviser. J’apprécie tout autant la collaboration avec les designers Volvo — parmi les esprits les plus talentueux avec lesquels j’ai eu le privilège de travailler.», déclare Tom Joyce.

Albin Larsson, expert senior en modélisation d’argile pour les intérieurs, exerce un métier où la précision est absolue et chaque millimètre compte. Il travaille une argile légèrement durcie, assouplie au pistolet thermique avant d’en sculpter chaque détail à la main. Il applique ensuite des « peaux de peinture » sur la surface - un matériau moulé à partir de tapis de silicone de différentes textures - et enfin il presse des composants imprimés en 3D dans l’argile.

« J'aime particulièrement le tableau de bord, car il regorge de détails. Pour que tout soit parfait, nous travaillons en étroite collaboration avec des experts en sécurité et en ergonomie. Que ressentez-vous en vous installant à bord ? A-t-on une bonne visibilité dans la voiture ? Y a-t-il quelque chose qui bloque votre vue ? C'est impossible à reproduire numériquement.

Tout comme Tom, Albin travaille avec une généreuse gamme d’écumeurs et de grattoirs, mais son outil de prédilection est quelque chose de complètement différent : du ruban adhésif ordinaire.

« Le ruban adhésif, le regard et la précision des mains sont mes outils essentiels. Avec un simple ruban adhésif, il est possible de tracer des lignes d’une précision absolue, même pour ajuster une surface d’un millimètre à l’intérieur de l’habitacle. Cela fonctionne un peu comme une règle.

Albin a étudié, comme la plupart des modeleurs suédois, à la Formakademin de Rörstrand à Lidköping. Une formation de deux ans pour se spécialiser dans des univers d’exception : architecture, porcelaine, culture ou design automobile. Passionné d'automobile, Albin a travaillé chez Škoda et Volkswagen avant de décrocher l'emploi de ses rêves chez Volvo Cars.

« C’est le travail manuel en lui-même qui me motive. Je suis perfectionniste. Contribuer à la création d’un produit d’exception est, bien sûr, une expérience extraordinaire. Vous commencez avec un petit morceau d’argile et vous vous retrouvez avec une voiture à la pointe de la technologie expédiée dans le monde entier. C’est passionnant », déclare Albin Larsson.

La plupart des grands constructeurs automobiles possèdent aujourd'hui leurs propres ateliers de modelage d'argile. Mais Volvo Cars a été parmi les premiers à adopter cette technique, dès le premier succès du chef designer Jan Wilsgaard, l'Amazon, en 1956. Ces dernières années, Göteborg est devenue une véritable plaque tournante du modelage, en Suède comme à l'international. Jonas Almgren est convaincu que cette tendance continuera de s’affirmer.

« Tant que l’achat d’une voiture restera une affaire de cœur, les maquettes en argile conserveront leur popularité. C'est dans la nature humaine. Les outils numériques progressent sans cesse, mais je doute qu’ils puissent un jour remplacer totalement une maquette en argile. En fin de compte, une voiture est un produit physique.